Climat : entretien avec Patrick Pouyanné

24/05/2016

Cette interview a été publiée suite à la Cop21 qui s’est tenue à Paris en 2015. Déjà engagée à cette date, la stratégie de transition énergétique de TotalEnergies a naturellement évolué. Pour connaître nos engagements les plus récents en matière de transition énergétique et de climat, veuillez vous reporter à notre Sustainability & Climate 2023 Progress Report.

L’énergie est au cœur des défis à relever pour s’orienter vers un monde limitant le réchauffement climatique en deçà de 2°C. Mais quels sont les leviers à activer et les conditions favorables pour réussir ? Entretien avec Patrick Pouyanné, Président-Directeur général de Total.

Patrick POUYANNÉ, Directeur Général, lors de la 26ème édition du Congrès Mondial du Gaz (WGC)

Le résultat de la COP21 répond-il à vos attentes ?
La COP21 est clairement un événement majeur ! Il y aura un avant et un après la COP21 ! Dans un monde marqué par l’instabilité, 195 États qui s’alignent ensemble sur un accord ambitieux pour le climat, c’est un message fort ! Et le bénéfice de la COP21, c’est aussi la dynamique qu’a impulsée la préparation de ce sommet dans les entreprises, bien au-delà du cercle des négociations entre États.

De plus, il est aussi positif qu’une quarantaine de pays ou régions envisagent, voire aient déjà mis en place, un mécanisme de prix du carbone et que l’accord ait prévu des mécanismes pour interconnecter les divers systèmes de tarification. Total plaide dans ce sens. L’orientation des investissements dans le secteur privé est clé pour réussir à contenir le réchauffement sous la barre des 2°C. Donner un prix au CO2 est le signal économique le plus efficace pour faire bouger les lignes rapidement. Dans le domaine de l’énergie, c’est indispensable. La priorité est de réduire le recours au charbon – qui est la plus émissive de toutes les énergies – et de basculer vers le gaz et les renouvelables pour la production d’électricité. Un prix du CO2 de 30 à 40 USD/t rendrait cela possible.

Cet accord entraîne-t-il une inflexion dans la stratégie de Total ?
Cela conforte la place centrale accordée à l’enjeu du climat dans notre vision stratégique. Dès 2000, Total a pris des mesures fortes pour réduire l’impact de ses activités et nous avons été parmi les premiers du secteur à publier des objectifs chiffrés de progrès. Depuis 2008, nous intégrons un prix du CO2 dans les évaluations économiques de nos propres investissements et avons investi fortement dans les renouvelables à partir de 2011. Cette dimension stratégique s’est construite progressivement. Cette année encore, nous allons faire un pas décisif en réunissant stratégie et climat au sein d’une même direction car ce sujet global qu’est le climat doit être pris pleinement en compte dans notre Stratégie au niveau du Groupe. À l’échelle de notre secteur, l’« effet COP21 », c’est aussi la mobilisation beaucoup plus proactive des entreprises. Nous avons nous-mêmes été particulièrement actifs pour encourager des initiatives internationales qui font bouger notre industrie. La création de l’Oil & Gas Climate Initiative en est le meilleur exemple.

Chargement de gaz naturel liquéfié QGas dans le méthanier ' Al Gattara ', Ras Laffan Industrial City (RLIC) au Qatar

Et puis, nos parties prenantes aussi ont exprimé des attentes plus fortes et c’est légitime. Nous avons appelé à cet accord sur le climat, nous avons pris des engagements pour le soutenir. J’ai envie de dire que le moment est venu de rendre compte, c’est-à-dire de préciser comment nous le prenons en compte dans nos stratégies.

Ce document est-il l’occasion pour Total de répondre à ces attentes ?
Oui et son opportunité a été discutée et validée par le Conseil d’Administration. Cette publication a trois objectifs principaux : partager d’abord notre ambition pour Total à l’horizon 2035 car nous la construisons en prenant pour référence le scénario 2°C de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Préciser ensuite la façon dont nous tenons compte des conséquences de ce scénario dans nos processus de décision. Prendre en compte le scénario 2°C, c’est intégrer le fait que les hydrocarbures, notamment le pétrole, sont des marchés matures, voire déclinants. La sélectivité de nos investissements devient un facteur clé de performance à long terme et mérite d’être explicitée. Enfin, ce document est l’occasion de remettre en perspective les actions déjà mises en œuvre ou en cours de construction, les investissements pour préparer l’avenir, ainsi que nos indicateurs de pilotage.

Comment Total se projette-t-il à l’horizon 2035 ? Le climat est-il pour vous le défi majeur auquel le Groupe fait face ?
Tenir le cap des 2°C est un défi pour tous ! Les 20 années qui viennent seront déterminantes pour préparer un futur bas carbone qui ne freine pas le développement économique et social. En 2040, nous devrions être 9 milliards, dont 2 milliards rien qu’en Afrique, alors que plus de 600 millions de personnes n’y ont pas encore accès à l’électricité et 1,2 milliard sur la planète. Pour moi, notre responsabilité majeure est de contribuer à fournir des solutions énergétiques sûres, abordables pour le plus grand nombre, tout en maîtrisant la consommation d’énergie et les émissions associées. Pour cela, il va falloir renforcer l’efficacité énergétique dans tous les usages, optimiser le mix des énergies fossiles et accélérer le développement des énergies renouvelables. Notre ambition est de positionner Total parmi les leaders mondiaux sur ces trois axes de progrès. Je vois notre modèle intégré, c’est-à-dire de producteur, transformateur, distributeur de pétrole et de gaz, comme une grande force pour y parvenir. Il nous permet d’agir sur toute la chaine des métiers de l’énergie et d’être au contact des attentes des clients. Parce que le défi n’est pas seulement de produire un mix énergétique moins émissif. C’est aussi de continuer à réinventer partout dans le monde la relation avec nos clients : accompagner la transformation des modes de consommation d’énergie, l’essor du digital et les macro-tendances comme l’urbanisation. Je suis convaincu aussi qu’être la plus africaine des majors est un atout. L’Afrique, où ces enjeux sont cruciaux, est amenée à devenir le grand continent d’innovation pour l’énergie.

Pompiste proposant un produit à un client. Station-service Akkama. Tanger, Maroc

Total a clairement l’ambition de devenir la major de l’énergie responsable, celle qui relève ces défis. C’est le sens de notre signature «Committed to better energy».

En 2035, le cœur de métier de Total sera-t-il toujours le pétrole et le gaz ?
Selon le scénario 2°C de l’AIE, le pétrole et le gaz représenteront encore près de 50 % du mix d’énergie primaire. Donc oui bien sûr nous serons toujours une major pétrolière et gazière au rendez-vous pour répondre à cette demande mais notre ambition est de mobiliser nos talents pour devenir le leader des hydrocarbures responsables, avec en complément un développement fort des renouvelables !

Cela signifie d’abord renforcer dans notre mix la part du gaz, qui est la moins émissive des énergies fossiles. Il représente déjà plus de la moitié de nos réserves et environ la moitié de notre production d’hydrocarbures. Nous voulons développer une stratégie offensive sur le gaz qui sera en croissance au cours des 20 prochaines années, notamment en investissant dans l’aval de la chaine pour accélérer la croissance de la demande en gaz. Cela doit aussi se concrétiser dans nos opérations en devenant – sans attendre 2035 ! – la référence en matière de sécurité et de respect de l’environnement. Ces dix dernières années, nos performances en sécurité se sont améliorées de façon continue mais nous avons encore des progrès à faire. En matière d’environnement aussi, le brûlage de routine a été réduit de 67 % entre 2010 et 2015 sur nos installations : nous visons son arrêt complet d’ici à 2030. C’est un engagement fort. Et il va sans dire que la promotion du gaz s’accompagne d’une attention forte à la mesure des fuites de méthane que nous souhaitons réduire au minimum.

Vue du méthanier Total `Arctic Lady` au large des côtes norvégiennes.

Il est également indispensable, dans une trajectoire 2°C, de se donner une discipline stricte d’investissement : se concentrer sur les projets hydrocarbures qui résistent à des scénarii de prix bas et à une augmentation des coûts du CO2. C’est le meilleur moyen de nous prémunir du risque de « stranded assets ».

Préparer les hydrocarbures de demain, c’est enfin accélérer le développement des technologies de captage, stockage et valorisation de CO2 : nous y consacrerons jusqu’à 10 % de notre budget de Recherche & Développement dès ces prochaines années.

Quelle sera la place des énergies renouvelables dans le portefeuille de Total en 2035 ?
De plus en plus importante ! L’ambition ? Nous l’avons définie comme un slogan « 20 % dans 20 ans ». Que les énergies renouvelables constituent un véritable relais de croissance rentable pour Total dans 20 ans, et constituent environ 20 % du portefeuille du Groupe.
Dans les prochaines décennies, la demande en électricité va croître plus vite que la demande globale en énergie et la contribution des renouvelables pour la génération électrique est indispensable à la réussite du scénario 2°C. C’est un premier axe d’opportunité pour nous.

Centrale Solaire Total Nuevas Energias Chile - Sunpower. El Salvador, dans la région d'Atacama, Chili.

Nous pensons cependant que l’électricité ne suffira pas à répondre à tous les besoins, notamment ceux liés au transport. La voiture électrique doit faire son chemin mais on oublie trop la demande pour les poids lourds, l’aviation, la marine. C’est pourquoi, au-delà d’un usage croissant de l’électricité et du gaz dans les transports, nous croyons aussi aux biocarburants. C’est notre deuxième axe de développement dans les renouvelables. Nos appuis pour relever ce défi sont solides. Nous sommes producteurs de biocarburants depuis plus de 20 ans et aujourd’hui leader de leur distribution en Europe. Nous comptons développer notre leadership sur les biodiesels et les biokérosènes. Dès l’an prochain, notre raffinerie de La Mède, en France, se sera transformée en une bioraffinerie de taille mondiale ! Pour le solaire, nous sommes déjà parmi les 3 leaders mondiaux grâce à SunPower. Le challenge sera de s’y maintenir et de réussir notre déploiement sur des continents comme l’Afrique, qui va certainement s’électrifier en passant directement à des modes de production renouvelables décentralisés. Le programme d’accès à l’énergie solaire que nous avons déjà mis en œuvre dans plus de 30 pays est une expérience précieuse pour comprendre les défis à relever.

Par ailleurs, l’essor complémentaire du gaz et des énergies renouvelables nous incite à appréhender globalement la chaîne électrique. Nous souhaitons développer un métier de trading d’électricité renouvelable. Et nous positionner aussi sur le stockage de l’énergie avec notre projet d’acquisition de la société Saft que nous venons d’annoncer.

Enfin, nous reconsidérerons le potentiel des autres renouvelables. Notamment de l’éolien terrestre. En revanche, nous excluons toute activité dans le nucléaire.

L’efficacité énergétique est un levier majeur du scénario 2°C de l’AIE. Quelle est votre ambition dans ce domaine ?
Nous souhaitons aller beaucoup plus loin dans l’accompagnement de nos clients. Leurs comportements en matière de réduction des dépenses énergétiques et d’impact environnemental évoluent vite ! Et cette tendance va s’accélérer avec le digital. Nous voulons être innovants pour leur apporter de nouvelles offres de produits et de services qui permettront de les accompagner dans leurs choix énergétiques et dans leurs usages. Promouvoir des solutions hybrides combinant hydrocarbures et renouvelables relève de cette logique. De même, proposer des services d’optimisation de l’énergie pour des sites industriels. Nous avons pour ambition de développer cette approche pour l’industrie mais aussi pour la mobilité. Être aujourd’hui un leader de l’énergie reconnu pour son sens de la proximité avec ses clients et comme un partenaire à l’écoute constitue un capital précieux. Et nous allons le développer !

La barre est haute ! Que faut-il commencer par changer pour y arriver ?
Il était essentiel, pour nous et pour nos parties prenantes, de commencer par faire ce travail de clarification et de partager notre projet pour les 20 prochaines années. Plus qu’un virage, c’est une accélération. Ce qui me donne confiance dans notre capacité à nous transformer, c’est que ce projet reflète l’envie des collaborateurs de Total et le sens qu’ils souhaitent donner à leur métier. Le défi d’un scénario 2°C est tel que nous avons tous la responsabilité d’être ambitieux !